Kubra Khademi

 

Kubra Khademi dans son atelier de Romainville, Fondation Fiminco, avril 2021

Installée en France depuis 2015, Kubra Khademi, née en 1989 dans une famille afghane originaire de Ghor et réfugiée alors en Iran, est une artiste pluridisciplinaire qui a fait du féminisme son cheval de bataille. Formée à l’université de Kaboul puis à la Beaconhouse National University de Lahore, elle se fait remarquer en 2015 avec sa performance Armor pour dénoncer le harcèlement de rue incessant et violent dont sont particulièrement victimes les femmes afghanes. Vêtue d’un maillot-armure de fer soulignant la poitrine, Kubra Khademi arpente les rues du centre de Kaboul sous les insultes, les moqueries et les menaces des hommes. Durée de la performance : quelques minutes à peine. Les menaces de mort la poussent à quitter l’Afghanistan pour la France où elle atterrit le 24 mars 2015 à 8h00. L’artiste parle alors de sa seconde date de naissance. Réfugiée politique, elle commence par apprendre le français à la Sorbonne avant d’occuper une résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris pendant deux ans de 2017 à 2019. Cette même année, elle fait partie des nommés de la Bourse Révélations Emerige. Depuis mai 2020, la Fondation Fiminco (Romainville) met à sa disposition un grand atelier baigné de lumière qu’elle partage avec l’artiste canadien Benny Nemerofsky.

Lorsque nous la rencontrons, Kubra Khademi explique que cet atelier lui permet de prendre le temps de mieux réfléchir à son travail, à sa pratique. Même si l’artiste est en état d’alerte permanent pour sa création (elle se balade en permanence avec un carnet pour prendre des notes ou tracer des croquis ne considérant pas que l’espace défini de l’atelier doit être l’unique lieu de création), cet atelier lui permet de se poser et se concentrer. Elle considère tout son travail, sa démarche, ses croquis, études, performances, dessins, photographie, installation… tout est œuvre.

 

Dans les ateliers qu’elle a occupés successivement, sa pratique a pu évoluer, ses dessins ont changé de dimension, s’autorisant à créer sur des supports plus monumentaux. Précédant tout son travail, elle dessine un projet, avant de le confronter dans l’espace. Revendiquant son acte créateur en permanence, Kubra multiplie les statuts emblématiques de liberté et de castration : femme, musulmane, afghane, réfugiée, exilée…

La récente exposition (From the Two Page Book) que lui a consacré la galerie Éric Mouchet à Paris présentait de grands formats sur papier montrant un défilé de femmes libérées de toute contrainte patriarcale : femmes nues célébrant la puissance de leur désir et de leur jouissance reléguant l’homme à un rôle subalterne voire inutile, comme cette femme agenouillée offrant sa vulve saillante au spectateur, un hommage à Baubo, personnification antique de la « vulve mythique » selon Georges Devereux. D’autres œuvres représentent en gros plan, la pliure d’un coude ou d’une aisselle stylisant le pubis.  Le texte écrit par son compatriote Atiq Rahimi rappelle quel fût l’élément fondateur dans l’imaginaire de l’artiste : la découverte, enfant, de la nudité des femmes qui se retrouvent au hammam, lieu d’abandon et de récits débridés et fantasmés où les femmes peuvent parler librement, sans risque d’être jugées. Passé ce choc visuel, la jeune fille commence à dessiner des nus, en cachette de ses parents mais reste hantée par la crudité du langage des femmes entre elles. Dès lors, son œuvre porte la marque puissante de cette liberté cachée.

Une autre œuvre (Première ligne) interpelle le visiteur par sa puissance narrative, un monumental quadriptyque de plus de 2 mètres de long représentant une frise de femmes, tout à tour, centauresse ou enceinte, statiques, déféquant ou armant leur arc. Malgré la crudité des sujets et les attitudes licencieuses de ses modèles, Kubra Khademi apporte un soin particulier à leur réalisation : un dessin précis à la gouache rehaussée de feuille d’or à laquelle elle associe parfois une broderie. Un classicisme auquel elle ajoute l’héritage de l’art millénaire de la calligraphie persane, qu’elle détourne pour écrire les vers d’un conte du mystique soufi Rûmi (XIIIè siècle) racontant l’accouplement d’une femme avec un âne.

Dans l’univers de Kubra Khademi, les femmes sont autonomes. En recréant un univers matriarcal, l’artiste redonne aux femmes leur identité originelle et réhabilite leur propre désir. Ainsi elles accouchent seules, mais en expulsant de leur utérus des animaux, elle donne libre cours à un imaginaire surnaturel. Dans ses représentations fantasmées, ses femmes s’approprient également des armes à la stylisation phallique (arc tendu, canon, sabre …) et leur gynécée se transforme en lupanar.

Kubra travaille actuellement à sa nouvelle série, Giving Birth (une suite de sérigraphies sur tissu blanc et brodé à l’or) qui sera exposée à Guyancourt en janvier 2022 sous le commissariat d’Élise Girardot. Des femmes accouchent d’animaux rappelant le rôle démiurgique de la femme dans les traités de sorcellerie. Des Caprices de Goya à l’univers luciférien de Félicien Rops, de Baudelaire aux surréalistes, Kubra s’inscrit dans la démarche mémorielle d’un exorcisme universel.

Kubra Khademi présentant sa série « Giving Birth » en cours de réalisation.

Une autre série en cours (15 oeuvres de grand format) sera dévoilée en octobre 2021 dans le cadre de l’exposition « 1% marché de l’art » en soutien aux artistes dont la commissaire est Camille Morineau au Musée d’art moderne de la ville de Paris. À la fin de l’exposition, Kubra Khademi détruira toutes ces œuvres dans une performance qu’elle explique : se sentant blessée d’être poursuivie pour ce qu’elle fait et représente, elle veut revendiquer ainsi son droit unique et absolu de garder le contrôle de ses œuvres.

Aujourd’hui, Kubra Khademi attend de pouvoir rejoindre New York pour une résidence de six mois à la Fondation Salomon (elle est lauréate 2020 du Salomon Foundation Residency Award), tout en ajoutant qu’elle reviendra vivre et travailler à Paris, une ville selon elle, très compétitive pour les artistes.

Le 25 juin 2021, son travail de restitution de résidence à la Fondation Fiminco présentera son projet conçu en collaboration avec son compagnon américain, une réflexion sur leur identité respective et la portée politique de leur couple.

 

Texte : Clotilde Scordia

Photographies : ©Clotilde Scordia

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